Libération 23 octobre 2000
En France aussi des sous-Marins ont fait naufrage en toute opacité
Fatale immersion
La Marine nationale n'a jamais rendu publiques ses conclusions sur la disparition en mer de «la Minerve». Secret défense. Trente-deux ans après, des témoignages permettent d'établir que le sous-marin a coulé à cause d'une erreur de conception.
Il est une heure du matin dans le port de Toulon. C'est l'hiver. Dans la rade des Vignettes, l'eau froide vient clapoter contre la coque noire de la Minerve, alors que le lieutenant de vaisseau Merlo débarque. L'officier quitte le bord du sous-marin, sa mission d'entraînement terminée. Il laisse derrière lui cinquante-deux hommes d'équipage qui ne dormiront guère cette nuit. Leur dernière nuit. En ce 28 janvier 1968, la Minerve repart immédiatement vers sa zone d'exercice, au large de Toulon. Quelques heures plus tard, le sous-marin va disparaître. On ne l'a jamais retrouvé.
Bien avant le naufrage du Koursk, la Marine française a, elle aussi, connu la tragédie qui guette toutes les «sous-marinades» du monde. Et pas plus que la Flotte russe, elle n'a pratiqué la transparence. Pourquoi ce sous-marin, à la pointe de la technique des années 60, a-t-il coulé ? Trente-deux ans après le drame, c'est toujours un secret défense. La Marine nationale n'a jamais rendu public le résultat de ses investigations. Les rapports de l'époque, qui dorment sur les rayonnages du service historique de la Marine, ne seront pas accessibles avant 2018, cinquante ans après les faits. Quant aux restes du submersible, jamais vraiment localisés, ils reposent toujours par 2 000 mètres de fond.
Grâce aux témoignages d'anciens sous-mariniers, nous pouvons aujourd'hui reconstituer les faits et conclure que l'accident a été provoqué par une erreur de conception du sous-marin. L'un de ces marins, René Autret, est mort en mai dernier. Ancien de la Minerve, revenu à la vie civile, il gardait dans une petite sacoche tous les documents sur l'affaire. Un fonds d'archives qui serait resté confidentiel sans la décision de son fils Jean-Alain de créer un site sur l'Internet (1) et qui corrobore d'autres récits faits sous couvert de confidentialité.
En sortant de la rade, cette nuit-là, la Minerve met le cap au sud-sud-est. Les grands fonds commencent aussitôt. C'est une particularité de la côte méditerranéenne à cet endroit: l'absence quasi totale de plateau continental. A peine a-t-on dépassé le cap Sicié que les bateaux se retrouvent avec 1 000 mètres d'eau sous la quille. Là où se rend la Minerve, à 12 miles nautiques (22 kilomètres) du cap, le fond est déjà à au moins 2 000 mètres.
7 h 15, exercice de lutte anti-sous-marine
Lorsque le jour se lève, il fait très mauvais. Le mistral souffle du nord-ouest avec des rafales de 100 km à l'heure. La Minerve est en plongée. Dans une mer formée (force 5 à 6), c'est plus confortable pour l'équipage. En surface, un sous-marin de 800 tonnes a tendance à se comporter comme un bouchon. Rien à voir avec les sous-marins géants d'aujourd'hui, comme le Koursk, qui sont vingt fois plus lourds.
La Minerve a rendez-vous avec un avion pour un exercice de lutte anti-sous-marine. Un Bréguet Atlantic, qui a décollé de la base aéronavale de Nîmes-Garons, arrive sur zone vers 7 h 15. Un premier contact radio entre l'avion et le sous-marin est établi à 7 h 19. La Minerve est en immersion périscopique. C'est-à-dire qu'il navigue suffisamment près de la surface pour qu'il puisse sortir son périscope, ses antennes radio et son schnorchel, un tube qui permet l'évacuation des gaz d'échappement et l'arrivée d'air frais (2).
Son antenne est sans cesse mouillée par les vagues. Très vite, il y a de la friture sur la ligne et, à bord de l'Atlantic, le radionavigant prévient son chef le lieutenant de vaisseau Queinnec qu'il a des difficultés à garder le contact. À 7 h 37, le sous-marin confirme que ses difficultés de transmission sont causées par l'état de la mer. Huit minutes plus tard, l'avion revient et annonce qu'il va même annuler sa dernière vérification radar. Il est 7 h 55 lorsque le sous-marin lui répond: «Je comprends que vous annuliez cette vérification. M'avez-vous entendu?» «Je vous ai entendu», répond l'Atlantic. On n'entendra plus jamais la Minerve.
Sur le moment, personne ne s'inquiète. Pendant une dizaine de minutes, l'Atlantic tente de joindre le bateau. Sans succès. Il met alors le cap sur Nîmes, convaincu que le sous-marin ne peut tout simplement plus se maintenir en immersion périscopique à cause de la tempête. Banal. À 11 heures, au moment du changement de quart au commandement des sous-marins en Méditerranée, dans le port de Toulon, un message est envoyé à la Minerve: «Annulation des exercices en raison de la météo. Vous reprenez votre liberté de manoeuvre.» Pas de réponse. Mais toujours pas d'inquiétude. Des difficultés de transmission par gros temps ne surprennent personne. La technologie d'alors est plus proche de celle des U-Boot allemands de 1939-45 que des submersibles d'aujourd'hui.
Clapet bloqué
On attend la Minerve à Toulon pour 21 heures. Mais c'est l'usage le commandant a une latitude de plus ou moins quatre heures pour rentrer au port. À minuit, pas de bateau. À une heure, le délai est dépassé. À la première escadrille, le lieutenant de vaisseau Vinot prévient son chef. Il faut attendre 2 h 15, le 28 janvier, pour que la procédure «Recherche de sous-marin» soit déclenchée. Depuis le dernier contact radio avec la Minerve, dix-huit heures et vingt minutes se sont écoulées.
Que s'est-il passé au petit matin du 28 janvier? Le commandant Fauve «rase les pâquerettes» en maintenant son bâtiment en immersion périscopique. Les vagues, qui noient l'antenne radio, recouvrent aussi le schnorchel. Pour éviter que l'eau de mer ne pénètre dans le sous-marin, un «clapet de tête» ferme automatiquement le tube à air chaque fois qu'une vague arrive. Un système ingénieux qui fonctionne grâce à des électrodes, mais très désagréable pour les oreilles de l'équipage. Car ces fermetures incessantes provoquent des variations de la pression atmosphérique à bord. Surpression, dépression : les tympans souffrent. Mais cette fois, en plus, le système fonctionne mal. «C'est une avarie courante» à bord des sous-marins du type de la Minerve, raconte un marin. L'eau s'engouffre dans le tube et descend directement dans la «cale aux auxiliaires». On met alors en marche une pompe pour refouler l'eau. Rien de grave, à condition que l'on parvienne à fermer le tube à air. La manoeuvre est classique: un officier marinier, le «maître de centrale», tire sur une manette pour fermer la coupole. C'est ce que disent les instructions. Ce qu'elles ne disent pas, c'est ce qu'il faut faire si le flux d'eau est trop important et que la pression empêche de refermer manuellement la coupole. Ou qu'un morceau de bois flottant vienne par exemple se coincer sous la coupole.
Il faudra attendre un accident similaire cette fois-ci évité de justesse à bord d'un sous-marin du même type, la Flore le 19 février 1971, pour que la Marine se décide à installer une grille de protection sur le clapet de tête et surtout un système hydropneumatique permettant de refermer la coupole, là où les muscles de l'équipage ne suffisaient manifestement pas. La cause de l'accident est identifiée et confirmée par un nouveau problème de fermeture de la coupole sur la Vénus. Depuis lors, plus aucun incident de schnorchel ne fut signalé sur les sous-marins du type Daphné, comme la Minerve. Ces sous-marins souffraient d'un autre problème de conception, lié à la pression dans la barre de plongée en cas de fuite. C'est ce qui permet au submersible de plonger et surtout de refaire surface.. La Marine le savait et les modifications étaient d'ailleurs programmées. Mais trop tard pour la Minerve...
«Ils acceptaient d'avance le sacrifice»
Il ne reste qu'à imaginer l'eau qui envahit les cales et gagne le reste du bateau. Car dans ces petits sous-marins, il n'y a pas de portes étanches pour arrêter le flot. L'équipage qui tente de «chasser» tout ce qu'il peut. Très vite, le sous-marin s'alourdit et coule vraisemblablement par l'arrière. On largue les plombs de sécurité, mais la descente s'accélère. Vers 300 mètres, la coque commence à fuir: sur chaque centimètre carré, la pression est de 30 kg. À 600 mètres, l'eau a sans doute totalement envahi la Minerve. Les cinquante-deux hommes n'entendront pas les derniers craquements, lorsque la coque finira par imploser. En dépit de son jeune âge, l'équipage va laisser derrière lui dix-sept veuves et vingt-huit orphelins. Et cinquante-deux familles en deuil.
L'équipage: sur la dernière photo prise à bord quelques jours avant le drame (voir page l'équipage), on voit une bande de gamins, âgés de 20 à 25 ans, qui se serrent les uns contre les autres pour entrer dans l'objectif. Le matelot Coustal, un électricien de Narbonne, a mis des lunettes de soleil et rejeté son béret en arrière. À ses côtés, le quartier-maître mécanicien Lambert se marre. Devant lui, le quartier-maître Helmer l'un des trois radios du bord se tient le menton, pensif. Sans doute, songe-t-il à sa jeune épouse en Moselle. Ils sont tous volontaires pour servir dans les sous-marins, l'élite de la Marine. Beaucoup font leur service militaire. René Autret n'est pas sur la photo, il a changé d'affectation. Edmond Rabussier, non plus, n'est pas sur la photo. Mais lui embarque au dernier moment pour remplacer un matelot. C'était sa première plongée.
Lancées le 28 janvier à 2 h 15, les recherches sont suspendues le matin du 2 février. Seule une nappe d'hydrocarbure est repérée dans le secteur. Il faudra attendre les années 80 pour que des détecteurs américains parviennent à repérer des morceaux d'un navire gisant par deux mille mètres de fond et répartis sur plusieurs kilomètres carrés. Ce pourrait être la Minerve.
À Toulon, la Marine organise une grande cérémonie militaire et religieuse à la mémoire de l'équipage. Le général de Gaulle se déplace. Son allocution est glaçante: «Des marins sont morts en mer. Ils étaient des volontaires. C'est-à-dire qu'ils avaient d'avance accepté le sacrifice..» Circulez! À l'époque, personne ne bronche. Aujourd'hui, d'anciens marins dénoncent «la chape de plomb», le «blocage intellectuel».. «On disait que nos sous-marins étaient parfaitement sûrs en plongée. Même lorsque la Minerve disparut, cette confiance ne fut pas ébranlée», note l'un d'eux.
Impossible dans la France gaullienne de mettre en cause un tel programme d'armement, «Grandeur» oblige. Les sous-marins de la classe Daphné permettaient à la Marine de se passer des anciens U-Boot allemands dont elle était équipée depuis la Libération. Avec onze bateaux, les Daphné forment alors l'ossature de la chasse sous-marine et se vendent comme des petits pains à l'étranger (Portugal, Espagne, Pakistan, Afrique du Sud). D'ailleurs, dès la fin de la cérémonie en hommage à l'équipage de la Minerve, le général de Gaulle embarque à bord d'un sous-marin du même type et s'en va plonger face à Toulon. Le bâtiment qui accueille le chef de l'État est l'Eurydice. Il disparaîtra à son tour au large de Saint-Tropez, le 4 mars 1970. Comme pour la Minerve, on ne connaît toujours pas officiellement les causes de cet accident.
(1) (http://s647.infos.st/)
(2) Le schnorchel est en usage quand les sous-marins utilisent leurs moteurs Diesel. En plongée profonde, la propulsion est assurée par des batteries électriques.
Jean-Dominique Merchet