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La Croix 12 septembre 2000

« Cela ne peut pas arriver chez nous... »


Il m'a fallu une allusion dans le Journal du dimanche, puis, surtout, un article détaillé de Jacques Isnard, l'expert en affaires militaires du Monde, pour que je comprenne à quel point il faut plaindre Poutine. Le malheureux ! Il a cherché à cacher la catastrophe du sous-marin, puis il a menti sur les causes et les circonstances.

Quelle preuve éclatante que la Russie a gardé les mœurs de l'Union soviétique et que la démocratie est encore loin ! Son absence de sens démocratique lui a heureusement valu une chute de popularité !

 

Et voici que j'apprends que, depuis plus de trente ans, les gouvernements français nous 1 cachent que non pas un, mais deux sous-marins français ont disparu, avec leurs équipages, le Minerve le 27 janvier 1968, au large de Toulon, son jumeau, l'Eurydice, en 1970.

 

On n'a retrouvé ni les navires ni les corps des équipages, plus de 100 hommes. Et depuis lors, c'est le silence, alors que d'autres de nos sous-marins ont connu des incidents qui ont failli amener leur destruction. Secret militaire ! Si tout va bien, on saura les causes lorsque les archives s'ouvriront en 2018 (encore que nos chercheurs fassent régulièrement l'expérience que les règles d'ouverture des archives publiques ne sont guère respectées, pas plus que la loi donnant le droit d'accès aux documents administratifs): Sachant cela, lisez la presse, regardez nos télévisions: que de violentes et méprisantes critiques à l'égard du président russe, pourtant moins coupable de dissimulation que nos gouvernants, à commencer par le général de Gaulle ! Avec, exprimée ou sous-entendue, l'habituelle affirmation : Cela ne pourrait pas arriver chez nous. »

 

C'est vraiment un air trop souvent entendu. Souvenons-nous de Tchernobyl. Assurément, les peurs allemandes ont été excessives. Mais le nuage atomique qui respectait la frontière française, la contamination impossible sur notre territoire : que d'erreurs cocardières ou de mensonges délibérés proférés par gouvernants et savants en charge de fonctions officielles ! Aujourd'hui, on apprend régulièrement que des traces réelles et fort nocives ont,été laissées dans nombre de régions par ledit nuage. Quand un incident se produit dans une centrale nucléaire française, il est toujours bénin, quitte à ce qu'on apprenne plus tard qu'on a frôlé la catastrophe. Et avons-nous entendu parler des quasi-accidents du Concorde, à la suite d'éclatement de pneus, avant l'enquête sur la catastrophe récente ?

Le drame du sous-marin russe aurait dû faire déferler en France une vague de colère propos des tragédies françaises cachées depuis des décennies.

La démocratie est fondée, paraît-il, sur le respect de la vérité et le droit du citoyen à l'information. Si cela est vrai, notre démocratie française est fort incomplète. Les efforts de nos médias pour la compléter sont de surcroît fort incomplets eux aussi. Que d'ironie critique à l'égard du président Nixon, puis de Bill Clinton ! Pensez donc : ils ont menti, notamment devant une commission d'enquête parlementaire. Chez nous, les présidents peuvent mentir impunément, ne serait-ce que parce que nos commissions d'enquête n'ont pas le pouvoir d'interroger les présidents.

Les médias, eux, ont ce droit, mais ils s'en servent de façon limitée. Jacques Chirac, le 14 juillet, a dit que la fraude électorale était impardonnable en démocratie, mais qu'il ne pouvait rien dire sur Paris parce que la justice ne s'était pas encore prononcée. Aucun des trois journalistes n'a objecté que le Conseil constitutionnel avait bel et bien pro clamé la réalité de la fraude et avait simplement dit qu'elle n'avait pas suffi pour inverser le résultat (on sait aujourd'hui qu'il en avait sous-estimé l'ampleur).

A-t-on vraiment le droit de dire : Cela ne pourrait pas arriver chez nous », lorsque c'est déjà arrivé on quand on sait pertinemment que cela pourrait. arriver? A-t-on vraiment, le droit de condamner ce qui se passe ailleurs quand on ignore ou quand on passe sous silence ce qui s'est déjà passé chez soi? Il peut s'agir du passé : en 1997, qui donc a évoqué le 50e anniversaire de l'effroyable répression à Madagascar ? A quelles recherches, à quelles publications a-t-il donné lieu? Il s'agit souvent du présent. Parfois la Cimade ou d'autres organisations de volontaires parviennent à attirer l'attention sur les centres de rétention pour étrangers à Roissy ou ailleurs. L'attention retombe vite et on préférera parler de faits semblables en Angleterre.

Le drame du sous-marin russe aurait dû faire déferler en France une vague de colère propos des tragédies françaises cachées depuis des décennies. Il n'en a rien été. Poutine est un affreux personnage et la Russie n'est-pas encore un État démocratique. La France; au contraire... Vraiment ?

Alfred Grosser 

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